• Interview de Charles-Eric de Saint Germain

    Emission « Chrétiens aujourd'hui » de la radio d4b

    Ancien élève de l'ENS, vous enseignez la philosophie en classe prépa et vous êtes l'auteur d'un ouvrage paru récemment aux éditions Salvator La défaite de la raison. Voilà un titre qui ne manquera pas d'interloquer, pourquoi l'avoir choisi ?

    En fait, le titre du livre est un petit « clin d’oeil » au titre d’un livre de Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, un ouvrage de 1987 qui dénonçait déjà, en son temps, les dérives du relativisme culturel (aussi bien chez Claude Lévi-Strauss que chez Pierre Bourdieu), dans un esprit qui se réclamait du républicanisme et de l’universalisme de la philosophie des Lumières.

    Disons que j’ai un peu essayé de faire, pour notre temps, ce que Finkielkraut avait fait pour le sien, mais en me plaçant dans une perspective à la fois philosophique et chrétienne, étant entendu que la foi chrétienne nourrit le regard que je porte sur l’époque que nous vivons aujourd’hui. Si c’est bien une nouvelle « défaite de la raison », c’est parce nous sommes aujourd’hui dans un monde où le primat des désirs individuels, de l’émotion et de l’affectivité, tend à annihiler toute réflexion, tout souci d’un Bien commun qui irait au-delà de la satisfaction des désirs individuels. Tocqueville craignait, au XIXe siècle, que la démocratie ne se transforme en une « tyrannie de la majorité ». Bien qu’il était un puissant visionnaire, et qu’il a anticipé par avance les dérives auxquelles conduiraient la démocratie, il me semble que ce qui est le plus à craindre aujourd’hui, c’est plutôt que la démocratie ne se transforme, à cause du poids des lobbies et des communautarismes dans l’espace public, en une véritable « tyrannie des minorités » – minorités qui confisquent le débat public au point d’asphyxier toute opinion divergente ;  c'est la raison pour laquelle je préfère parler aujourd’hui, en empruntant cette expression à F-H. De Virieu, de médiacratie plutôt que de démocratie, car celle-ci ne me semble plus d'actualité s'il est vrai que les médias façonnent et formatent notre pensée, nous privant de toute liberté de contestation, pour nous soumettre à la dictature du « médiatiquement correct ». Un tel terrorisme intellectuel nous réduit à l'état de mouton timide et peureux, incapable de se démarquer du conformisme idéologique régnant, lequel exerce une véritable censure sur les opi-nions dissidentes, qui sortiraient du discours convenu. Bref, c’est à la fois à la mort de la « politique », au sens noble du terme, comme souci du Bien commun qui transcende la diversité des intérêts particuliers et des désirs individuels, et à la mort d’une certaine conception de la démocratie, celle qui impliquait un réel pluralisme au sein de l'espace public, en tant qu'elle acceptait la confrontation d'opinions réellement diverses et contradictoires, que nous assistons aujourd'hui.

    Le sous-titre de votre ouvrage est « essai sur la barbarie politico-morale contemporaine ». Quelle est cette « barbarie » qui vous inquiète et pourquoi est-elle dangereuse ?

    Le terme de barbarie n’est pas nouveau. D’autres philosophes (Michel Henry dans son livre sur La barbarie, Jean-François Mattéi dans La barbarie intérieure) ont employé ce terme avant moi. La barbarie que je dénonce dans mon livre me semble inséparable d’une phase historique, celle que nous vivons, qui est en train de rompre avec les valeurs qui ont rendu possible la civilisation européenne. La civilisation européenne s’est en effet construite sur la base d’une dialogue entre trois cultures (la culture grecque, Athènes ; la culture romaine, Rome ; la culture judéo-chrétienne : Jérusalem) qui ont rendu possible l’émergence de valeurs universelles.

    1) Or un premier aspect de cette barbarie réside dans le fait que cette même Europe est en train de renier le triple héritage de Rome, d’Athènes et de Jérusalem, pour promouvoir une humanité nouvelle, arrachée à tous ses particularismes, désormais « indifférenciée » ou « unisexe », pour reprendre une expression de Jacques Attali. On vit aujourd’hui dans la confusion de l’indistinction (par exemple, on confond égalité et identité, comme si l’émancipation de la femme ne pouvait se faire qu’en neutralisant la différence sexuelle et en niant la complémentarité des sexes, alors que cette différence sexuelle est pourtant la source de la vie, et ce qui fait toute la richesse de l’humanité, dont Lévi-Strauss rappelait qu’elle « se décline au pluriel ») et l’on ne conçoit l’émancipation humaine et la liberté que par arrachement à un « donné », que ce donné soit notre identité nationale, culturelle, sociale, biologico-sexuelle, etc. Nul doute que la mondialisation tend à accélérer ce processus d’uniformisation, mais elle conduit à un déracinement et à une perte complète de repères au profit d’une confusion générale qui n’est pas sans évoquer le mythe de Babel, où l’homme tente de rejoindre Dieu par ses propres forces, dans l’illusion qu’en s’arrachant à tout ce qui le particularise, il ne sera plus limité par aucune barrière, qu’elle soit ethnique, sexuelle, culturelle etc. C’est là le « fantasme de toute-puissance » qui anime l’homme moderne : devenir Dieu par lui-même (ce que l’on voit aussi dans le transhumanisme, même si je n’en parle pas directement dans mon livre). Mais en niant sa dimension « incarnée » pour instaurer une humanité uniformisée (songez à la théorie du Genre, dans sa version Queer), et qui ne soit plus divisée par tout ce qui pourrait particulariser cette humanité (le sexe, l’ethnie, la langue, la culture, etc), l’homme se prend pour un « ange » (on sait que les anges n’ont pas de sexe), il tend à oublier sa finitude, qui le rappelle à ses limites. Pascal disait que « qui veut faire l’ange fait la bête ». Je crains que ce « changement de civilisation », pour reprendre l’expression de Mme Taubira, ne puisse en réalité que conduire l’humanité à retomber dans une forme de chaos indifférencié, dans le tohu-bohu originel, qui précède les limites que Dieu impose à sa création en distinguant et en séparant. Ces distinctions et séparations sont nécessaires, car ce sont elles qui nous constituent en tant que créatures incarnées, dotées d’une identité spécifique. La négation des limites, des frontières, des déterminations, qui semblent être le propre de notre humanité émancipée, ne permettra pas une véritable réconciliation des hommes entre eux, mais elle s’apparente à une fusion dans une totalité indifférenciée qui conduit à la mort, alors que le judéo-christianisme prêche une communion entre les hommes qui n’abolit pas leur spécificités propres, leurs « distinctions », mais les relativise au profit d’une identité plus profonde, notre identité en Christ, celle qui, moyennant la foi et régénération par le Saint-Esprit, fait de nous des frères en Christ.

    2) En outre, un deuxième aspect de cette barbarie réside dans l'hédonisme de la société de consommation, qui tend à la marchandisation de toutes les relations humaines. On le voit notamment à travers les perspectives ouvertes par la GPA et la PMA, qui débouchent sur le fait que l'enfant devient à son tour un bien de consommation, que l'on pourra acheter ou vendre et ce au mépris de certains de ses droits fondamentaux (comme le droit d'avoir un père et une mère ou le droit à la connaissance de ses origines) où alors au fait que la technique nous permettra bientôt de choisir le sexe de l'enfant, la couleur de ses yeux, débouchant sur des pratiques eugénistes qui, faut-il le rappeler, avaient été mises en place par le nazisme. En outre, comme la marchandisation est liée à la possibilité d'évaluer et de calculer (par exemple le prix d'une marchandise), cette évaluation purement quantitative déteint aussi sur la manière dont chacun vit sa sexualité, à cause des « nouvelles normes » que la pornographie tend à imposer. Ces nouvelles normes ont des effets psychologiques désastreux, car on va par exemple privilégier, dans la relation sexuelle, la performance sexuelle (mesurée en terme d'intensité et de durée) sur la qualité même de la relation, d'où une réduction de le relation humaine à de la pure mécanique. La sexualité, réduite à cette dimension quantitative, se trouve alors soumise à une logique sportive, mais elle échoue à créer une véritable communion entre les personnes, car la rencontre des corps ne peut être vécue de manière satisfaisante que si elle est le signe d'une réelle communion des cœurs.   On ne redira jamais assez combien cette culture de la jouissance (Jean-Claude Guillebaud parlait à ce sujet d'une sorte de tyrannie du plaisir, car le plaisir devient désormais une injonction impérative, une sorte, paradoxalement, de « nouvel ordre moral » auquel chacun serait sommé de se soumettre, ce qui ne peut que gâter le plaisir) est directement liée à l’idéologie soixante-huitarde, qui continue, malheureusement, à faire ses ravages aujourd’hui dans les cervelles, et ce alors même que cet hédonisme militant, dans son matérialisme désenchanté, ne comble pas le coeur des jeunes, puisque beaucoup d'entre eux confondent la quête effrénée du plaisir (toujours teintée, en réalité, d’amertume et de désespoir) avec la joie spirituelle d’un cœur unifié et réconcilié avec lui-même et avec Dieu.  

    3) Enfin un dernier aspect de cette barbarie se manifeste, à mon sens, par une forme de christianophobie qui tend à nier et à rejeter tout l’héritage « humaniste » véhiculé par la religion chrétienne. On réduit aujourd’hui le christianisme à des clichés caricaturaux, en passant sous silence tout son apport, pourtant considérable, à la culture. D’où le développement d’un laïcisme virulent à l’égard des religions et du christianisme en particulier, qui confond neutralité de l’Etat et de ses institutions et neutralisation de l’espace public, ce qui constitue, à mon sens, une trahison de la saine laïcité et de l’esprit de la loi de 1905, comme si nos élites ne pensaient l’émancipation des citoyens que par arrachement à tout ce qui pourrait les enfermer dans une appartenance héritée. On voit ainsi resurgir le vieux rêve rousseauiste d’une sorte de nouvelle religion civile (lisez les écrits de Vincent Peillon à ce sujet) venant se substituer aux autres confessions religieuses, et ce alors même que cette utopie révolutionnaire a été à l’origine de la terreur de 1793. Et je ne parle pas des restrictions qui planent sur la liberté de conscience et sur la clause de conscience : le risque est aujourd’hui de retomber dans un « légalisme » et dans une sacralisation de la loi civile qui tend à étouffer la « voix de la conscience », et qui conduit le peuple à une « obéissance servile » dont H. Arendt a bien montré, en analysant le cas Eichmann, ce fonctionnaire nazi qui obéissait aveuglément aux ordres de ses supérieurs sans s’interroger sur la moralité des commandements qu’on lui prescrivait, qu’elle risque de générer une forme de barbarie inédite : Eichmann est, en effet, le symbole même de « l’homme de masse », qui exécute servilement les ordres sans « penser » ce qu’il fait. Or l'homme de masse est celui qui se trouve fondu dans l'anonymat d'une foule indifférenciée qui devient extrêmement facile à manipuler (notamment par la propagande médiatique) car la masse, privée des repères que donne l'appartenance à un groupe ou à une communauté caractérisée par des objectifs précis, est extrêmement perméable à toutes les idéologies. Les régimes totalitaires, je le rappelle dans l'introduction de mon ouvrage sur La défaite de la raison,  ont toujours commencer par s'attaquer à la famille, car la famille, en tant qu'elle transmet des valeurs, est le lieu par excellence de résistance à l'idéologie. Mais la redéfinition actuelle de la famille et du mariage, qui n'est plus perçue comme une institution, mais comme une unité artificielle, fondée sur des liens contractuels que l'on peut faire et défaire à volonté, contribue à l'éclatement des familles, ainsi qu'à la fragilisation ou au déracinement des individus, qui se retrouvent du coup isolés et insignifiants, tous prêts à se fondre dans cette masse qui leur apporte le refuge et la sécurité à laquelle ils aspirent, mais tout en y perdant toute autonomie individuelle et liberté de pensée. Nul doute qu'il y ait là un grave danger, qui est une conséquence directe de l'individualisme extrême des sociétés libérales et consuméristes.

    Le titre de votre ouvrage rappelle celui d'un ouvrage de Francis Schaeffer « Démission de la Raison » (sorti en 1968 !) . Or, pour beaucoup de nos contemporains, la foi chrétienne est irrationnelle. Que répondre à ce préjugé courant ?

    Le titre que j'ai donné à mon ouvrage est un peu trompeur, car contrairement au livre de Schaeffer, je n'aborde pas directement la question des rapports entre foi et raison, même si j'y consacre, en revanche, plus de cent vingt pages dans mes Cours Particuliers de Philosophie, dans le chapitre du volume 1 consacré à « la Religion ». Quand on s'interroge sur le rapport de la foi et de la raison, je pense qu'il faut se garder de deux écueils. Le premier écueil, celui du fidéisme, conduit à faire de la foi une sorte de sentiment plus ou moins irrationnel, que l'on est incapable de justifier rationnellement. La foi serait alors un en-deçà de la raison, un peu comme ce que l'on appelle la « foi du charbonnier ». Je ne cherche pas à dévaluer cette foi là, qui est respectable, mais St Augustin rappelait, à juste titre, que le travail de la raison est nécessaire pour permettre au croyant de « mieux croire » (il disait : « je comprends pour mieux croire ») car le croyant est aussi appelé, comme le rappelle Pierre dans sa première épître, à « rendre raison de l'espérance qui l'habite ». Or comment rendre raison de l'espérance qui nous habite sans être capable de justifier les raisons pour lesquelles nous croyons ? Il s'agit certes de bien comprendre que ces « raisons de croire » ne donnent pas la foi, car la foi est un don de Dieu, et elle seule est capable de produire la persuasion du cœur. En ce sens, il y aura toujours, dans la foi, quelque chose d'irréductible à la raison, quelque chose qui la dépasse. Il n'est donc pas possible de produire la foi en apportant des raisons de croire : il est d'ailleurs amusant de constater que les tentatives faites par les philosophes pour prouver l'existence de Dieu peuvent être rationnellement convaincantes, c'est-à-dire que l'incrédule peut bien reconnaître la justesse et la validité de l'argumentation développée, il n'en deviendra pas croyant pour autant, preuve que la véritable foi procède d'une autre source que la raison. Mais cela ne signifie pas pour autant que la foi serait de l'ordre d'une croyance aveugle est superstitieuse. Le philosophe Pascal, qui était aussi un génie scientifique, a développé toute une apologétique chrétienne pour montrer que si la foi est bien irréductible à la raison, elle n'est cependant pas contraire à la raison, car l'objet de la foi, bien qu'il soit au-delà des capacités de connaissance de la raison, c'est-à-dire bien qu'il fasse l'objet d'une révélation extérieure à la raison  (celle  qui nous est parvenue grâce aux Écritures saintes) peut néanmoins être justifié par une raison soucieuse de reconnaître ses limites devant ce qui la dépasse infiniment. Si la raison peut démasquer les croyances infondées, celles qui reposent sur de simples superstitions, elle ne doit pas oublier qu'elle n'est pas toute puissante, qu'elle est elle-même finie, du fait qu'elle ne peut pas tout connaître, et qu'il y a quantité de choses qui la dépassent (par exemple les paradoxes de la physique quantique ou les paradoxes de l'infini en mathématique). Voilà pourquoi Pascal nous invitait à nous garder de deux excès contraires : l'un serait d'exclure la raison, ce qui conduit au fanatisme et à la superstition, et l'autre serait de n'admettre que la raison, ce qui conduit à un orgueil et à une prétention démesurée de la raison qui n'est scientifiquement plus tenable aujourd'hui, car nous ne sommes plus à l'époque du scientisme triomphant du XIXe siècle, lorsqu'on croyait que la raison humaine pourrait venir un jour à bout de tous les mystères de l'univers. Au contraire, plus la connaissance scientifique progresse, plus on se rend compte, finalement, de tout ce que nous ignorons encore, et des limites de notre représentation scientifique du réel, comme si le réel qu'étudie la science était inépuisable. Mais cela ne signifie pas, devant la reconnaissance des limites de la raison, qu'il faille congédier la raison pour se mettre à croire n'importe quoi, car la raison doit conserver un certain contrôle sur les croyances pour éviter que la foi ne se transforme en superstition. Pascal disait qu'il était à la fois pyrrhonien, géomètre, et chrétien. Ce qu'il voulait dire  veut dire par là, c’est qu’il faut savoir douter là où il faut, à commencer par douter de la toute puissance de la raison, savoir assurer là où il faut, car il y a quand même des domaines où la raison peut parvenir à des connaissances certaines et assurées, et enfin savoir soumettre sa raison là où il faut, quand la raison se sait dépassée, par exemple lorsqu'il s'agit des vérités spirituelles qui font l'objet d'une révélation particulière.Mais Pascal montrait aussi que cette soumission de la raison à l’autorité de la révélation n’est nullement une abdication de la raison : « il n’y a rien de plus conforme à la raison que ce désaveu de la raison. »

    Ce n’est pas un suicide de la raison parce que Pascal montre que la raison peut consentir librement à ce qui la dépasse ; même lorsqu’elle se sait dépassée, la raison reste « juge » de ce qui la dépasse, ce qui signifie que les vérités de la foi elles-mêmes doivent faire l’objet d’un examen par la raison, sans quoi la croyance risquerait de n’être que crédulité ou superstition. De là un usage théologique de la raison, qui vise à éclairer les mystères de la foi, en montrant qu’il n’est pas déraisonnable de croire. Dans le mystère, disait là encore Pascal, il n’y a certes pas assez de lumière pour voir (ce qui serait le désir le plus profond de la raison, qui est en quête de vérités évidentes – videre = voir) mais il y a suffisamment de lumière pour croire. Ainsi, il est possible, par cet usage théologique de la raison, d’avoir une certaine « intelligence » de l’objet de sa foi, sur le modèle de la connaissance analogique (par exemple, par analogie avec la paternité humaine, je peux comprendre quelque chose de la nature de Dieu (la miséricorde, la punition corrective) quand je dis que Dieu est père, bien que dans l'analogie, la ressemblance préserve la différence, c'est à dire le fait que la paternité divine reste en partie mystérieuse, qu'elle est incommensurable avec la paternité humaine. On voit donc que si la raison ne peut pas dissiper toute l’obscurité (sans quoi il n’y aurait plus de mystère, et la foi laisserait la place au savoir), si la raison ne peut prétendre éclairer intégralement les vérités de la foi, elle peut néanmoins s’efforcer de montrer que l’objet de la foi est partiellement intelligible, qu'il est, à ce titre, crédible et digne d’être cru, et l’existence de Dieu fera d'ailleurs elle-même l’objet d’un célèbre « pari » donc Pascal s’efforcera de montrer le caractère « raisonnable », car il est plus raisonnable de parier que Dieu existe, plutôt que de faire le choix inverse. La raison peut donc clairement montrer que les vérités de la foi ne sont pas contraires à la raison. En ce sens, la raison n’abdique pas devant la croyance, mais l'usage théologique, qui suppose une régénération de l'intelligence, est plutôt ce qui permet à la foi de mieux croire, en cherchant à connaître celui en qui le croyant a mis sa foi. C'est alors que la raison se trouve ramenée à sa juste place, qui tient, en tant qu’elle est une raison finie, le « juste milieu » entre la prétention de la raison à l’autosuffisance et la démission de la raison.

    Votre démarche intellectuelle est façonnée par votre foi chrétienne. Comment, selon vous, les églises doivent elles faire face aux évolutions que vous décrivez ?

    Il me semble que les Eglises ne doivent pas chercher à s'adapter à la modernité, pour rendre leurs discours plus agréables aux yeux de nos contemporains. Paradoxalement, c'est quand l'Eglise est radicalement distincte du monde qu'elle attire le plus à elle. Je ne crois pas, pour cette raison, que ce soit une bonne initiative, de la part de l'Union des Eglises Protestantes de France, d'avoir autorisé la bénédiction des couples homosexuels. Qu'il faille s'occuper des personnes homosexuelles et les accompagner, oui, c'est bien sûr une mission de l'Eglise. Mais s'il n'y a pas de vérité sans charité, il n'y a pas non plus de charité sans vérité. En acceptant de bénir un couple homosexuel, les Eglises protestantes, qui veulent faire preuve de tolérance, sont dans le mensonge, car elles ne leur disent pas la vérité sur le plan de Dieu pour l'humanité, elles sont clairement apostates par rapport à la norme des Écritures Saintes, qui ne reconnaît comme valide que la seule union d'un homme et d'une femme. Elle encourage ainsi les personnes homosexuelles à demeurer dans le péché, alors qu'il faudrait plutôt leur dire que si Dieu n'aime pas le péché, il aime néanmoins le pécheur, et qu'il ne le rejette pas du fait de son orientation sexuelle, mais l'amène plutôt à la repentance. Certes, il ne faut pas se « focaliser » sur l'homosexualité, qui n'est qu'un péché particulier dans la liste des péchés qu'énumère Saint Paul, et c'est pourquoi tout péché peut obtenir miséricorde. Mais comment demander « pardon » et se repentir si l'Eglise n'appelle plus les hommes à la repentance, si elle se « mondanise » au point de conformer son jugement sur « l'esprit du monde », et d'appeler bien, en le bénissant, ce qui, aux yeux de Dieu, est un mal contraire à son plan sur l'humanité ? Le Christ nous invite à être le sel de la terre et la lumière du monde ; comment pourrions-nous espérer être la lumière du monde si nous ne nous distinguons plus du monde, et si nous réglons nos lois sur les lois qui gouvernent le monde ? L'Eglise n'est pas un « club mondain », qui devrait suivre les évolutions sociétales, en se calquant sur l'esprit du monde, mais elle est là, au contraire, pour rappeler un message certes exigeant, mais profondément libérateur : on ne compte plus le nombre de femmes ayant avortées, et qui n'ont pu être libérées et réconciliées avec elles-mêmes que le jour où un discours de vérité a enfin pu les éclairer sur la souffrance psychologique qu'elles enduraient sans en comprendre les causes, puisqu'on leur avait dit que l'avortement n'était qu'un acte bénin et anodin. Commencer par appeler mal ce qui, objectivement, est mal, porter un regard lucide sur son propre péché, c'est la condition de la libération et de la repentance, car Dieu ne veut pas la mort du pécheur, il veut que le pécheur vive, mais il ne pourra pas revivre tant qu'il ne sera pas réconcilié avec sa conscience et avec Dieu, étant donné que le péché, tant qu'il n'est pas reconnu et confessé, crée une abîme entre lui et Dieu !  

    Au fond, je crois que les Eglises ne doivent pas chercher à plaire aux hommes, mais à plaire à Dieu avant tout. Il est tentant, parfois, de vouloir « aseptiser » son discours, de l'édulcorer, car on se dit alors qu'on heurtera moins les gens, qu'on ne choquera pas, et que notre message aura plus de chance d'être entendu. Il y a certes une réflexion des Eglises à mener pour transmettre le message chrétien dans un monde et une culture qui s'éloigne de plus en plus de Dieu. A ce titre, il faut savoir adopter des « stratégies » pour rejoindre les gens là où ils en sont. L'apôtre Paul nous donne d'ailleurs l'exemple lors de son discours sur l'Acropole. On voit qu'il cherche à savoir ce que croient ses auditeurs, il fait le tour de la ville, prend des renseignements, et avant d'annoncer la résurrection de la chair, il utilise même des éléments de la culture grecque car il sait que ses auditeurs, des philosophes stoïciens et épicuriens, seront plus réceptifs à la Bonne Nouvelle du salut s'il parvient à greffer ce message de salut sur leur propre culture. Mais une chose est de chercher à prendre ce qu'il y a de bon dans la culture ambiante (ce qui demande du discernement pour savoir distinguer le bon grain de l'ivraie) et ce afin de les conduire à Christ, en redressant progressivement leur opinion sur Dieu (ce que cherche à faire Paul), autre chose de renier Christ, pour se conformer à l'esprit de la culture ambiante (ce qu'on fait les Eglises réformées et luthériennes) ! Maintenant, dans la mesure où le message de salut s'adresse à l'homme pécheur, qu'elle vient rejoindre dans son péché, je pense que les Eglises doivent éviter, dans l'évangélisation, de faire passer les questions morales, relatives au péché et à la sanctification, en premier. Le rôle de l'Eglise est d'abord et prioritairement d'annoncer la « bonne nouvelle » d'un salut offert par Grâce, moyennant la foi en Christ et en l'oeuvre du Christ accomplie pour nous sur la croix. C'est la justification par la foi, comme l'avait bien compris Luther, qui doit être mise en avant dans l'évangélisation, car c'est là le cœur de la foi chrétienne : annoncer à un monde pécheur, et égaré dans les ténèbres, qu'il peut être sauvé s'il croit à la lumière que lui apporte l’Évangile. Les questions éthiques, qui touchent à la sanctification, doivent venir après, et c'est pourquoi l'Eglise ne doit pas tenir le même discours selon qu'elle s'adresse à des gens qui sont en dehors de l'Eglise (on ne devient pas « pécheur d'homme » en adoptant un discours trop moralisateur, car ce que les gens ont soif d'entendre, c'est qu'ils sont aimés par un Dieu qui a donné sa vie pour eux) ou selon qu'on s'adresse à ses fidèles, et que l'on a en vue leur sanctification. L'Eglise doit être attentive à ces différences de registres, car si elle ne l'est pas, elle risque fort de ne pas jouer le rôle et la mission que Dieu lui assigne dans le monde, qui est d'annoncer l’Évangile de notre salut...

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  • Commentaires

    1
    Mardi 2 Juin 2015 à 14:42

      

    Le livre de Charles-Eric de St Germain possède cette vertu propre à toutes les œuvres philosophiques qui font date : il libère de l'erreur et plus encore, - puisqu'il y est question de notre "bien vivre" - nous fait retrouver le sens des réalités, ce qui permet au philosophe de pourfendre à la fois les dérives intellectuelles de notre temps et les illusions qui y sont logées, voire "institutionnalisées" au risque même de faire basculer nos manières d'être dans une nouvelle forme de "barbarie". Soyons clair : St Augustin écrivait dans un temps de catastrophes, disait Marrou. Cet ouvrage d'une remarquable limpidité tout en étant très dense et bien documenté (on retrouve les mêmes qualités d'exposition dans ses Cours Particuliers, véritable somme de leçons à l'usage des professeurs)  ose enfin ouvrir le dossier de la ruine intellectuelle de notre temps et il entreprend ce travail en tant que philosophe garant de la tradition chrétienne. La raison en tant qu'elle est le "sens du réel" est en crise et l'auteur dénonce avec un courage peu commun la subversion idéologique que nous sommes en train de vivre : qu'il y ait eu déjà des temps chaotiques dans l'histoire des hommes, cela ne fait aucun doute et l'on peut même dire que la philosophie de Platon n'est autre qu'un effort pour dénoncer la dictature des sophistes. Felix culpa. Mais le plus grave est que nous prenons le désordre pour l'ordre, l'anormal pour le normal, le faux pour le vrai. La démarche de ce philosophe relève d'un effort colossal : il ne se contente pas de dénoncer les écueils et autres diktats idéologiques, voire politico-moraux, il apporte un enseignement de vérité qui peut nous convaincre que la vraie liberté, c'est la liberté du vrai et du bien. Pourquoi nous faudrait-il nous réfugier dans une fausse tolérance en n'osant pas dire que l'Etat veut par exemple aujourd'hui plus que jamais "supprimer le fondement anthropologique de la famille."(p. 30), ce qui est un fait unique dans l'histoire des hommes ?


    Le livre de Charles-Eric de St Germain nous apparaît comme un grand livre, porté par un esprit prophétique et un sens critique assez peu ordinaires. La liberté de penser y prend enfin un sens véritable et digne de ce nom, et ainsi ces pages où la gravité le dispute au sérieux de l'examen savent nous communiquer la joie intellectuelle, preuve que ce philosophe contra spem in spe relève le défi de la défaite qu'il entend dénoncer.

     Bruno GUILLEMIN

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