• Méditation sur le temps et l'ennui

    Un texte d'Alain LEDAIN

    Le livre de Monique de Hadjetlaché « Bien vieillir » paru aux Editions FAREL (© 2008) est la principale source d’inspiration de cet article. Je l’ai lu alors que je devais préparer un séminaire organisé à REIMS sur la famille par mon très cher ami et frère Eric Lemaître.

    ***

    Dans un article de 2011, je développai le thème "Construire notre identité en travaillant à notre sanctification". J'y montrai que Dieu sépare, différencie pour identifier :

    « 4 Dieu […] sépara la lumière des ténèbres. 5  Il appela la lumière : “jour” et les ténèbres : “nuit” [...] 6 Et Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux pour les séparer. [...] Dieu fit l’étendue. Il sépara les eaux d’en-dessous de l’étendue des eaux d’au-dessus. [...] 8 Dieu appela cette étendue : “ciel”  [...] 9 Et Dieu dit : Je veux que les eaux d’au-dessous du ciel se rassemblent en un seul endroit afin que la terre ferme paraisse [...] 10  Dieu appela “terre” la terre ferme, et “mer” l’amas des eaux… 14 Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel, pour séparer le jour d’avec la nuit ; que ce soient des signes pour marquer les époques, les jours et les années »

    La formule « chacun selon son espèce » (ou « chacun selon leur espèce ») utilisée dans les versets suivants (11, 12, 21, 24 et 25) marque aussi la distinction.

    L’acte de création part du chaos indifférencié, informe – le tohu bohu – pour aller vers l’hétérogénéité où chaque élément prend sa place en se différenciant et en prenant une limite, une fonction, une identité propre.

    Le temps, lui aussi, nécessite d'accéder à la différence. C’est ce que nous allons montrer sur les plans personnel, familial et social.

    ***

    Dans le livre de la Genèse, dès le commencement, le temps est structuré en jours dont l’un est particulier : le septième.

    « Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier. […] l’Eternel a béni le jour du repos et l’a sanctifié. » (Ex 20 : 8-10a)

    Le temps est à la fois cyclique (les semaines, les mois, les années, les saisons) et fléché : il n’est pas un « éternel recommencement » mais s’inscrit dans une Histoire linéaire avec un commencement et une fin.

    Ceci étant, même le temps cyclique doit être marqué : nous venons de parler du septième jour de la semaine mais il y a aussi les fêtes, les liturgies. Dans l’Israël du Premier Testament, de nombreuses fêtes ponctuaient l’année. Aujourd’hui, quelle que soit notre confession chrétienne, il me semble important de rythmer l’année par des temps particuliers : Noël, Pâque, Pentecôte, etc. Ainsi, le temps acquiert une dimension spirituelle, une discontinuité et accède à la différence : certains jours ne ressemblent pas aux autres. Ils aident à faire mémoire et donc à savoir qui nous sommes. Le rappel des « événements-fondateurs » de notre foi féconde la mémoire et forge notre identité, transforme le temps continu en temporalité sainte chargée de signification.

    Aux plans personnel et familial

    Nous allons maintenant montrer comment, au sein du vécu personnel et familial, le temps entre dans la différenciation.

    Les événements de notre vie (naissances, mariages, baptêmes, décès…) marquent notre histoire en en cassant l’uniformité. Ils créent des avants et des après. Cette histoire personnelle s’insère dans une chaine de générations (enfant – parent – grand-parent) dont nous sommes un maillon non interchangeable avec les autres.

    Dans cette lignée intergénérationnelle, le cycle de vie de chacun (petite-enfance, enfance, jeunesse, maturité, troisième âge, quatrième âge) doit être respecté par les autres, vécu le plus pleinement possible et sans être à contretemps. (Être à contretemps, c’est être dans un cycle et le vivre comme si on était dans un autre). Les enfants doivent vivre leur enfance en jouant, en rêvant, en imaginant, sans en être contrariés ; les jeunes gens doivent vivre leur jeunesse en refaisant le monde, sans en être moqués, etc. Chaque étape de vie, avec ses richesses et ses limites, doit être vécue pour elle-même.

    La famille (au sens large) est le lieu privilégié « de transmission où se découvrent et s’apprivoisent les différentes dimensions du temps. Le temps linéaire […] : nous naissons, nous grandissons, nous vieillissons et nous mourrons. Les anciens laissent la place aux plus jeunes. Les vieillards reconnaissent l’avenir dans leurs descendants et les enfants apprennent le sens de la vie dans le regard des anciens. Le temps cyclique […] : des anniversaires et des fêtes […] reviennent tous les ans. » (Antoine NOUIS)

    La famille est aussi le lieu où l’on apprend à structurer le temps de la journée. On y mange à heures fixes : la maison n’est pas un lieu de restauration permanente. Les enfants vont au lit à une heure raisonnable et adaptée. Une saine hygiène de vie les aide à être en forme à l’école. Leur vie s’équilibre entre les « activités encadrées » (loisirs, sport, école) et les temps où ils s’occupent seuls par une activité créatrice (et pas seulement devant la télévision qui est une distraction passive !).

    Au plan social

    Provenant d’une insécurité profonde face à l’avenir, le « tout, tout de suite[1] et tout le temps » prive du plaisir d’attendre, de désirer et de se souvenir. Au plan alimentaire, n’est-il pas meilleur de manger de saison ?... Le temps est réduit au présent, parfois dans une succession fébrile d’activités. Il n’y a plus « un temps pour tout et un moment pour toute chose sous le soleil » (Ec 3 : 1) mais « le temps continue de toutes les choses à la fois ».

    Nous ne sommes alors plus habités par la mémoire ni mus par les projets : passé et avenir s’effacent. Nous vivons dans « le présent permanent »[2].

    Parallèlement, l’ennui devient un fléau, qui est conjuré par le divertissement, les jeux vidéo, le workoolisme (addiction au travail), parfois par le sexe, la violence, l’alcoolisme ou la toxicomanie. Pourtant, l’ennui est salutaire quand il incite à réfléchir sur soi-même et sur sa destinée dans une perspective transcendante.

    Bien sûr, il y a un ennui normal. Par exemple, quand sur un quai de gare, nous attendons un train qui, suite à un important retard, n’arrive pas. Ou lors d’une réunion interminable ou d’un trajet en voiture au milieu des bouchons…

    Mais nous pouvons être la cause de notre ennui lorsque nous menons une existence sans but, quand, enfermés dans notre individualisme et nos attitudes égocentriques, nous ne savons plus nous donner aux autres. Nous sommes tel le grain de blé qui refuse de mourir et reste seul (Jn 12 : 24[3]), ne poursuivant que le bien-être personnel. Nous voulons jouir de la vie en profitant des personnes et des objets, en exigeant et en abusant du monde qui nous entoure, tels des enfants gâtés ; nous récoltons l’ennui existentiel qui est une alerte qu’il faut se repentir et changer de vie.

    L’ennui existentiel peut amener à pécher contre Dieu ou à commettre des actes irréparables. On peut penser à Madame Bovary qui s’ennuie, fuit la réalité en se réfugiant dans la rêverie, trompe son mari et se suicide. Ou au roi David : il ne souffre pas d’ennui existentiel mais il semble désœuvré : il se promène sur le toit en terrasse de son palais alors que son armée commandée par Joab et ses officiers, est partie en guerre ; et là il admire une femme très belle qui se baigne (2S 11 : 1-4). Elle est mariée mais qu’importe ! Il l’envoie chercher et couche avec elle… C’était le printemps !

    Pour conclure

    Remettre de l’ordre dans nos vies personnelles et familiales passe entre autre par une nouvelle gestion de notre temps et par une réévaluation de nos objectifs quant à notre devenir et quant à notre agir. Pour ne plus perdre de temps, prenons le temps… de réfléchir, de s’arrêter pour relire notre vie.

    C’est ainsi que  le prophète Aggée insistait : « 5 Ainsi parle l’Eternel des armées : Réfléchissez à votre conduite ! 6 Vous avez beaucoup semé et vous rapportez peu […] 7 Ainsi parle l’Eternel des armées : Réfléchissez à votre conduite ! » (Ag 1) « 15 Réfléchissez maintenant (à ce qui va se produire) à partir d’aujourd’hui et par la suite […] 18 Réfléchissez donc (à ce qui va se produire) à partir d’aujourd’hui et par la suite […] Réfléchissez-y ! » (Ag 2)

    Pour ne plus perdre de temps, prenons le temps… de rêver, d’imaginer, d’espérer pour trouver un nouvel élan. Bien évidemment, ne nous donnons pas pour programme de vie une « ligne droite, obstinée, aveugle, avec un fauteuil au bout » (Emmanuel MOUNIER) : Dans nos engagements, sortons de la tiédeur et du découragement de la médiocrité. Bien évidemment, que nos rêves ne soient pas des rêveries heurtées par la réalité, des idéaux inaccessibles ou des illusions.

    Modelons notre temps pour en briser l’homogénéité : participons ou initions des événements spirituels (des retraites par exemple) et familiaux (fêtes, rencontres…).

    Pour cesser d’être des « esclaves martyrisés du temps » – c’est ainsi que Charles Baudelaire appelle les victimes de l’ennui –, servons Dieu en nous mettant au service de nos prochains et de nos communautés d’appartenance. « Et quoi que vous fassiez, en parole ou en œuvre, faites tout au nom du Seigneur Jésus, en rendant par lui des actions de grâces à Dieu le Père. » (Col 3 : 17)

     

     Sources d'inspiration :

    - Monique de Hadjetlaché « Bien vieillir », Editions FAREL © 2008
    - Alexandre de Willebois  « La société sans père », Editions De Clairval, ©2013


    [1] On ne sait jamais ce qui peut arriver !

    [2] Expression empruntée à Jean-Claude Guillebaud in Le goût de l’avenir.

    [3] Jn 12 : « 24 En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il reste seul; mais, s'il meurt, il porte beaucoup de fruit. 25 Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle […] »

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  • Commentaires

    1
    Nini LAMY
    Dimanche 14 Septembre 2014 à 10:01

    MERCI beaucoup pour cet article ....bien gérer son temps...  tout un programme.!yes

    2
    Eric
    Dimanche 14 Septembre 2014 à 16:40

    Un texte magnifique, inspiré, rythmé ... Nous avons besoin de tels messages pour poser une réflexion comme un retour sur des vies qui parfois mal gérées nous conduisent à ne pas vivre l'essentiel. Là ce texte est une invitation à nous arrêter et simplement respirer pour penser ce que peut être une vie ou chaque jour suffit à sa peine... Bravo mon cher Alain pour cette belle médiation dont la densité spirituelle devrait un marqueur  pour tous tes lecteurs... cool

    3
    Pape Yeku
    Mardi 20 Octobre 2015 à 00:52

    Si l'ennui mène au nihilisme du sens et à une horreur de la réalité, se dire qu'il y a un Dieu qui a planifié notre existence est extrêmement salutaire, mais c'est travestir nos observations pour ne pas avoir à les supporter, ça ne vaut pas mieux que le divertissement dans l'orgiasme ou la violence. Le truc n'est pas de "ne plus perdre de temps", c'est de le remplir le plus possible pour ne plus avoir à être. Il est juste de dire que la plupart des désirs mènent à "la souffrance et à l'ennui", comme dirait Schopenhauer, et qu'un peu de recul instaure un profond sentiment d'absurde, mais pas que la solution réside dans une forme d'ignorance servile envers le 'Seigneur et notre prochain". Les hommes entre eux se dégouttent tellement qu'ils doivent s’aliéner dans le travail et s'oublier dans les jeux pour se trouver ensemble ! Leurs défauts sont tellement révulsant qu'il faudrait être aveugle et hypocrite pour être sociable : les règles de la politesse ne sont que des restrictions à notre état naturel, qui est tout bonnement barbare.

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