• La prudence (2) - La prudence de la chair

    Cet article a été écrit par Hubert HOULIEZ le 12 janvier 2011. Vous pouvez le retrouver sur son blog à l'adresse : http://l.oiseau.sur.la.branche.over-blog.com/article-la-prudence-2-la-prudence-de-la-chair-64868970.html 

    Retour à la première partie : La prudence (1) 

         Le mot chair, dans la bible reçoit une pluralité de sens.

        Il peut ainsi parfois désigner le corps mais aussi, le plus souvent, désigner la personne dans sa totalité concrète, âme et corps confondus. C’est en ce sens que, dans la continuité de la genèse où Adam s’exclame, « celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair »[1], les époux deviennent une seule chair[2]. Rien de péjoratif dans cet emploi du mot qui désigne seulement l’homme dans sa condition terrestre, dans sa vie d’ici-bas.

         Néanmoins, surtout chez Jean et Paul se développe un usage plus pessimiste de ce mot dans lequel la chair est opposée à l’esprit : « ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’esprit est esprit »[3], « C’est l’esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien »[4] et plus clairement : « Malheur à l’homme qui se confie en l’homme, qui fait de la chair son appui et dont le cœur s’écarte de Yahweh »[5]. Cette dernière citation est plus claire et permet d’écarter une interprétation dualiste et platonisante qui opposerait l’âme au corps. Il ne s’agit pas de cela ici. Il s’agit bien plutôt d’une opposition entre l’homme purement terrestre et l’homme orienté vers les réalités célestes. Louis Bouyer exprime bien cela dans son dictionnaire de théologie :

         « La « chair » (ou encore « la chair et le sang ») dans le langage biblique signifie la créature (âme aussi bien que corps) laissée à elle-même, quand « l’Esprit de Dieu » ne vient pas la soutenir d’en haut (cf Gn 6, 3) ».

         A dire vrai je préférerais dire : quand l’homme refuse le soutien de l’Esprit de Dieu. La chair redevient alors prisonnière du péché et encore une fois, ce n’est pas seulement le corps : l’entendement devient alors lui-même charnel[6].

         C’est ainsi qu'il faut comprendre Paul lorsqu’il parle de la prudence de la chair qui nous conduit à la mort. Le terme de prudence nous montre bien que c’est l’entendement de l’homme qui est alors dévoyé. La prudence de la chair, c’est la prudence de la créature qui veut se sauver par elle-même, niant Dieu et niant l’au-delà, voyant en elle-même sa propre fin.

    epicure_raphael.jpg

    Epicure, par Raphaël,
    détail de l'Ecole d'Athènes.

         Prudence, elle a toute les apparences de la sagesse, offrant même le spectacle de la plus grande modération. Il ne s’agit ni de la débauche éhontée d’un marquis de Sade, ni de la volonté de puissance orgueilleuse d’un Frédéric Nietzsche qui ne sauraient séduire que des déséquilibrés. Ces hommes sont certes voués à la chair mais le qualificatif de prudents ne leur sied certainement pas. La prudence de la chair a en revanche vraiment tout pour séduire les « gens raisonnables », de bon sens, même, pour tout dire, rassis…

         L’homme raisonnable, l'homme prudent, ne saurait suivre ni Sade ni Nietzsche, il sera bien plus volontiers épicurien. Epicure, en effet, me semble incarner à merveille la prudence de la chair. Le vrai Epicure qui n’est pas un jouisseur ni un poète de cour… Un simple survol de sa fameuse épître à Ménécée nous aidera à nous débarrasser des simplifications abusives ducarpe diem riant et désinvolte, à oublier les aimables poètes qui nous invitent à cueillir les roses. On comprendra alors ce qu’est la prudence de la chair et pourquoi elle conduit l’homme à sa perte.

         Epicure est en effet, par excellence, l’homme de la chair, celle qui est coupée de Dieu. Oh, certes, il n’en nie pas ouvertement l’existence – il en aurait trop coûté à cet homme prudent-. Non, il se contente simplement d’affirmer qu’un dieu ne peut qu’être impassible et par conséquent insouciant de ce que fait l’homme. Dieu ne se soucie pas de nous : ne nous soucions donc pas de lui. Inutile d’être athée lorsqu’une conception simpliste de la perfection de Dieu nous permet de vivre comme s’il n’existait pas… La mort même n’est pas à craindre : terme absolu de toute vie, nous ne la connaitrons jamais : il n’y a pas d’au-delà. Aucun jugement n’est à craindre. Inutile de formuler de conclusion explicite, tout le monde a compris ce que formulera bien plus tard Dostoïevsky avec une certaine brutalité : « si Dieu n’existe pas, tout est permis ». Tout est permis, mais pour paraphraser Paul (avec une signification toute différente), tout n’est pas profitable. C’est ce que comprend Epicure : bien que la boussole de l’homme soit aimantée par le plaisir, celui-ci doit souvent se payer de souffrances : le désir est un manque. Avec prudence donc Epicure recommande de ne désirer que le strict nécessaire à la vie biologique : ce qui peut s’acquérir sans peine. Ainsi tout grand désir sera-t-il tué dans l’œuf. L’homme s’habituera à vivre de peu sans s’interdire de jouir de tout si l’occasion se présente. Son disciple Lucrèce sera très explicite : l’homme sage fuira la souffrance du sentiment amoureux et ira calmer son prurit sexuel en « jetant sa semence dans une professionnelle »…

     

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    Lucrèce

         Le carpe diem qui fait tant fantasmer l’adolescent paresseux et jouisseur doit bien être compris pour ce qu’il est : une simple habileté à saisir ce qu’on n’a pas désiré et qui se présente à portée de main. Pour le reste, ce qui préside à la conduite de l’épicurien c’est le calcul d’utilité. L’épicurien se fait comptable des plaisirs et des peines. Il s’épargne, se réserve, se replie sur lui dans un triste idéal d’autosuffisance : ne pas dépendre d’autrui, voilà son but. Rien, en effet, n’est plus imprudent lorsqu’on ne veut pas souffrir que de dépendre d’autrui. Aimer est alors l’imprudence suprême puisque mon bonheur dépend alors du bonheur de l’autre…

         Au demeurant, Epicure l’affirme : aux yeux de tous l’épicurien paraîtra vertueux. Il sera par excellence l’homme de la modération, de l’équilibre, du « point trop n’en faut ». Il ignore la passion qui fait souffrir : la chair répugne à souffrir…

         Prudence au service d’une pauvre chair : voilà l’épicurisme d’Epicure. Pauvre chair terrestre, pour ne pas dire terreuse, poussière de vie… L’épicurien a renoncé à l’humanité, pourquoi donc la nature l’a-t-elle privé de l’instinct qui l’aurait enfermé dans les bornes de la nécessité vitale ? Car c’est à cela que veut nous ramener Epicure. En lisant Epicure je ne puis m’empêcher de songer à la phrase du Christ : « qui veut sauver sa vie la perdra ». Il ne s’agit pas de perdre la vie éternelle – pas seulement – mais déjà celle-ci : à vouloir s’épargner la souffrance on passe à coup sur à côté des vraies joies de la vie… L’épicurien est un mort-vivant. Oui, la prudence de la chair conduit à la mort.

         Vient enfin la promesse d’Epicure à Ménécée : l’homme qui vivra selon ces préceptes sera « comme un Dieu parmi les hommes ». Il me semble avoir déjà lu cette promesse ailleurs. Certains textes, par leur simplicité si séduisante, semblent décidément être des textes inspirés… Satan se souvient parfois qu’il a d’abord été Lucifer, il en est resté habile à contrefaire la lumière. Mais il ne peut s’empêcher d’en faire trop et de se démasquer.

         La prudence de la chair est donc celle de l’homme qui n’ose avoir foi dans les promesses de Dieu – ou qui les ignore – et organise habilement sa vie pour ne pas souffrir. Etrangement, le chrétien n’est pas à l’abri de cette tentation. Homme de l’Esprit dans sa vie privée, il devient homme de la chair dans la vie économique, sociale et politique… Ce que cela signifie peut paraître énigmatique mais on le comprendra mieux quand on verra en quoi consiste la prudence éclairée par l’Esprit.

    Hubert HOULIEZ

    Lire la troisième partie : La prudence selon l'Esprit 


    [1] Gn 2, 23
    [2] Gn 2, 24 ; Mt 19,5 ; 1 Co 6, 16 ; Eph 5, 31
    [3] Jn 3, 6
    [4] Jn 6, 63
    [5] Jn 17, 5
    [6] Col 2, 18 ; 1 Co 3, 3

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